Face à l'incertitude, la meilleure formule est de tester plusieurs solutions

Entretien avec Albert Maillet, directeur forêts et risques naturels à l’ONF

Face à l'intensification des périodes de sécheresse, des risques et d'attaques de parasites, comment les équipes de l'ONF agissent-elles pour préserver la forêt, la biodiversité et la capacité des arbres à produire du bois de qualité ? L'une des réponses au défi climatique réside dans le mot "diversité". C'est ce que l'ONF recherche à travers le développement du concept de "forêt mosaïque". Explications.

Depuis les sécheresses successives des cinq dernières années, les attaques de parasites pullulent et les scolytes, l’encre du châtaignier et de nombreuses autres crises sanitaires ont entraîné un doublement du taux de mortalité des arbres en 10 ans. Comment analysez-vous cette tendance ?

Le fait que le climat évolue vers des situations plus stressantes pour la végétation, avec plus de sécheresses et plus de canicules, rend nécessairement les forêts plus sensibles, et plus soumises à des proliférations de pathogènes. C’est une tendance lourde, que l’on commence d'ailleurs à mesurer dans les nouvelles statistiques de l'Inventaire forestier national publié tout récemment. La mortalité des peuplements forestiers augmente, et même si la forêt française continue de s'accroître en surface, nous observons que l’accroissement en volume a tendance à ralentir. Les forêts étaient jusqu’à présent dans un état de santé globalement satisfaisant, mais les situations dans lesquelles elles apparaissent en grande difficulté sont en train de se multiplier et sans doute de s'accélérer.

Cette situation est-t-elle inédite dans l'histoire des forêts françaises ?

Au niveau des ères géologiques, la Terre a connu des variations climatiques bien plus importantes qu'aujourd'hui. Mais si l’on regarde l’histoire humaine, la situation est inédite parce que le climat évolue de manière très rapide et parce que cette fois-ci, l'évolution climatique est intégralement liée à des activités humaines. Cette accélération n'est donc pas le fruit d’un phénomène naturel, et c'est d’ailleurs ce qui explique sa rapidité.

Les forestiers pouvaient-ils prévoir cette situation alarmante ? Comment agissent-ils ?

Les alertes scientifiques et notamment les travaux du GIEC montraient bien que les forêts allaient subir des situations bien plus compliquées que par le passé. Mais appréhender ces menaces de façon qualitative est une chose, et savoir comment y répondre, de façon concrète et opérationnelle, en est une autre. Pourquoi ? Parce que les hypothèses et scénarios d’évolution sont divers et que nous nous trouvons dans un système à la fois certain et incertain : certain par le sens de l'évolution climatique, et incertain par le scénario précis d’évolution et des conséquences réelles et à venir de ces changements climatiques dans nos forêts.

Face à ce constat, quelle a été la stratégie adoptée ?

Le premier impératif fut de ne pas confondre vitesse et précipitation. Les forestiers ont passé plus d'une décennie à analyser ce contexte incertain d’évolution climatique, en travaillant sur différents scénarios et en élaborant, pour chacun de ces scénarios, des outils de diagnostic destinés à éclairer nos futurs choix d’action. Ce sont notamment ces outils, le plus connu étant Climessences (ndlr : développé par le RMT Aforce), qui nous permettent de faire des simulations et d'anticiper par exemple que d’ici à 30 ans, 30 % des forêts françaises devraient basculer dans un inconfort climatique, et à plus long terme 50% si les tendances se poursuivent. Grâce à ces outils, nous pouvons aussi désormais savoir à quel endroit et sur quelles espèces la menace pèse réellement, et comment nous pouvons agir pour favoriser la résilience des peuplements forestiers.

Cette résilience des forêts au changement climatique, comme l’atteindre ?

Il n’y a pas de solution unique. Cela passera sans aucun doute par une augmentation de la diversité des essences en s’appuyant à la fois sur certaines déjà présentes dans les régions touchées, sur d’autres plus méridionales et dont on sait qu’elles sont plus résistantes aux phénomènes de sécheresse et de canicule et, de façon beaucoup plus marginale, sur des essences plus exotiques qui feront l’objet d’expérimentations très contrôlées et à toute petite échelle. Dans un contexte d'incertitude, la meilleure formule est de tester plusieurs solutions. Avec la conviction que dans notre stratégie mise en place, l’échec est tout autant porteur d'enseignements que le succès.

Aller vers plus de diversité dans les modes de gestion et de sylviculture… C’est ce que vous appelez la « forêt mosaïque ».  En quoi ce concept de « forêt mosaïque » diffère-t-il de toutes les actions et années d'expérience menées par les forestiers dans les forêts publique françaises ?

Le fait de dire qu’il faut de la diversité n'est pas nouveau. Mais aujourd'hui, il nous faut accélérer cette tendance, et même changer de braquet. Historiquement, l’élément directeur guidant la gestion forestière était la production optimisée de bois d'œuvre, respectueuse de l’environnement bien sûr, mais capable d’alimenter une filière forêt-bois vertueuse répondant aux besoins de la société. Cet objectif ne disparaît pas évidemment, puisque de la préservation de la biodiversité dépend notre santé et que le bois est un matériau qui représente aussi une des solutions au défi climatique de notre société. Mais au-delà du critère économique, le critère de résistance des forêts au climat et à la sécheresse va devenir notre boussole pour l’action. Sans une forêt et un écosystème en bonne santé, les essences ne seront pas capables de produire ce bois de qualité si attendu par les acteurs économiques locaux.

Pendant longtemps, 80% des forêts publiques se régénéraient naturellement, accopagnées dans cette dynamique naturelle par les forestiers. Avec l'accélération du changement climatique, le ratio va -t-il évoluer avec plus de plantations à opérer, et plus de graines à récolter ? 

En effet, on peut s’attendre dans les prochaines années à ce que la proportion soit de 50% de régénération naturelle et 50% de plantation. Un des enjeux majeurs réside donc dans la mise en place d’un système de production de plants plus important, avec un dispositif optimisé de récoltes de graines et de livraison de ces graines aux pépiniéristes. Jusqu'à revenir un jour, à très long terme, à une autre proportion proche de celle que l’on a connu jusqu’à présent.

Au-delà des forestiers, des scientifiques et de tous les partenaires de la filière forêt-bois, d’autres acteurs, à commencer par le grand public, peuvent-il également jouer un rôle à leur échelle ?

Nous avons un immense travail de pédagogie à réaliser auprès du grand public car le paysage forestier va changer, et cela peut susciter de nombreux questionnements sur le bien-fondé de nos actions. Il nous faut donc agir impérativement avec la société. En rappelant également au public que ce paysage forestier est, depuis des siècles, en mouvement, et que les grandes forêts publiques qu’ils connaissent aujourd’hui n’ont pas toujours été là et sont bel et bien le fruit du travail des hommes. Par ailleurs, si les arbres et la forêt sont essentiels pour stocker du carbone, le matériau bois constitue aussi l’un des leviers majeurs de l’atténuation des effets du changement climatique. Non seulement ce stockage de carbone peut perdurer dans les produits bois que chacun peut utiliser (charpente, meubles…), mais en plus, le fait d’utiliser ce bois géré durablement à la place d’autres matériaux énergivores, comme l’acier ou le béton, permet d’aboutir à un bilan carbone favorable. Pour répondre à votre question, il faudrait donc que la société plébiscite un usage beaucoup plus important du bois dans l'économie française, afin qu’il retrouve la place éminente qu'il a historiquement connu jusqu'à la révolution industrielle. Quelle place les Français veulent-ils donner au bois, géré durablement et dans le respect des écosystèmes ? C’est une question majeure qui concerne et qui implique la société toute entière.