Forêt de la Grande Chartreuse : un patrimoine naturel et historique d'exception

7h30 du matin au col de Porte, sur la commune de Sarcenas. Profitant de la fraîcheur de cette matinée du mois d'août, un groupe de randonneurs s'élance déjà à l'assaut des sentiers de la Grande Chartreuse. Située à 25 minutes de Grenoble et à 45 minutes de Chambéry, cette forêt dominée par le sapin et le hêtre est une destination très prisée des citadins. Avec 8 500 hectares, elle est la plus grande forêt domaniale des Alpes. "En été, les gens viennent y chercher la fraîcheur, il y fait nettement moins chaud qu'à Grenoble. En hiver, on y pratique le ski de fond et un peu de ski alpin", résume Norbert Debroize, responsable de l'unité territoriale Chartreuse Voironnais de l'ONF

Le Charmant Som constitue une première étape pour de nombreux randonneurs. A 1867 mètres, ce territoire d'alpages est le domaine des vaches locales, les tarines (ou tarentaises), à la robe brun-fauve et aux yeux souvent cerclés de noir. Un contrat de plusieurs années lie l'ONF et les exploitants (alpagistes) retenus pour pâturer et entretenir les alpages.

Fines et endurantes, taillées pour la montagne, les tarines donnent un lait riche qui est à l'origine de nombreux fromages savoyards réputés. Une fromagerie est d'ailleurs installée au Charmant Som. En période estivale, les vaches sont sorties chaque jour et le tintement de leur cloche accompagne le randonneur tout au long de sa journée. A force d'emprunter les mêmes parcours, elles tracent dans la montagne de petits plateaux évoquant les rizières en terrasses de Chine ou de Thaïlande.  Les alpages constituent un quart (autour de 2 000 hectares) de la forêt domaniale. Un héritage des moines chartreux.

Ancienne forêt ecclésiastique, la forêt domaniale de Grande Chartreuse est propriété de l'Etat depuis 1792. Son histoire est liée à l'Ordre des Chartreux dont elle abrite le monastère, classé Monument historique. Il se dévoile entre deux contreforts montagneux à 850m d'altitude. On s'en approche à pied exclusivement (sous peine d'être verbalisé !), en traversant une "zone de silence" aussi appelée "désert". Installés dans le massif depuis la fondation de l'ordre des frères Chartreux en 1084 par Saint-Bruno, les moines-ermites tiennent à leur tranquillité.

Les bâtiments comprennent 35 cellules, une hôtellerie pour héberger les réunions biennales de l'ordre, huit clochers et quatre hectares de toiture. Le monastère ne se visite pas mais un musée propose de découvrir le mode de vie de ses occupants. On peut les croiser en forêt dans les alentours, tout de blanc vêtus. Vivant dans la solitude et la méditation, ils continuent de fabriquer avec une distillerie voisine les alcools qui ont fait leur réputation, dont le fameux élixir végétal de la Grande Chartreuse, composé de 130 plantes. Deux moines seulement connaissent sa recette !

A l'arrière du monastère, on accède à deux chapelles (qui ne se visitent pas). Celle de Saint-Bruno est perchée sur un rocher et flanquée d'un portique à colonnes. Celle de Casalibus fait encore l'objet de pèlerinages depuis Grenoble.

Les Chartreux ont laissé d'autres traces nombreuses dans la forêt comme les vestiges d'un aqueduc, des granges (haberts) ou des ponts comme celui du Martinet où coule le Guiers Mort. Certains sont inscrits aux Monuments historiques, d'autres dorment encore sous la végétation.

Depuis 2015 la forêt domaniale, située au cœur du Parc naturel régional de Chartreuse, est labellisée "Forêt d'exception®". "Ce titre souligne aussi la diversité des milieux qui se succèdent entre 450 et 2060m d'altitude", explique Norbert Debroize. Les chênes pubescents dominent aux étages inférieurs, cédant la place ensuite aux hêtraies sapinières puis aux épicéas et pins à crochets. Pelouses sèches, prairies alpines, falaises et zones d'éboulis, cours d'eau offrent des ambiances paysagères variées. Bien arrosée, la forêt a gagné le surnom de "pot de chambre des Alpes". Une atmosphère humide propice à une végétation luxuriante et variée, même si le réchauffement climatique commence, ici aussi, à assécher les résineux.

Réputée depuis plusieurs siècles pour la qualité de ses bois de sapin et épicéa, la forêt bénéficie aussi depuis 2018 de la première AOC (appellation d'origine contrôlée) Bois de France. "Cela certifie son origine géographique et sa transformation sur place mais aussi son mode de gestion, poursuit Norbert Debroize. Nos bois sont issus de la régénération naturelle et exploités en futaie irrégulière pour limiter les impacts paysagers". Sous l'Ancien régime, les bois de la Grande Chartreuse alimentaient notamment la charpenterie de marine. Les résineux sont aujourd'hui très appréciés pour la charpente et les ossatures bois, les feuillus servant essentiellement au bois de chauffage. Seule la moitié des 6000 hectares boisés est exploitée. Les ravins, gorges et falaises calcaires compliquent l'accès au reste de la forêt. Une aubaine pour la biodiversité.

"Les enjeux environnementaux sont forts car la gestion a été très conservatrice pendant plusieurs siècles", résume le chef de l'unité territoriale. Le travail de l'ONF et des partenaires locaux comme le Parc Naturel Régional de Chartreuse consiste à organiser les usages de loisirs sans porter préjudice au milieu, à la faune et à la flore de la forêt. "Voilà pourquoi nous organisons la concentration du public sur certaines zones tandis que d'autres, comme la réserve naturelle régionale des Hauts de Chartreuse, sont plus réglementées". La forêt compte aussi trois réserves biologiques intégrales. Elle est le domaine d'espèces végétales rares comme la Vulnéraire des chartreux (sorte de génépi local) ou le sabot de Vénus (une orchidée).

Berger motard à l'accent chantant, Pierre Polovio fait pâturer ses moutons depuis plusieurs années dans le secteur de Bellefont dans la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse. Celle-ci s’étend du Mont Granier au nord à la Dent de Crolles au sud. Pour parvenir à la bergerie, on parcourt des sentiers d'éboulis en scrutant les rochers à la recherche de bouquetins, chamois et autres marmottes. Les 300 brebis du berger encadrées par des chiens patous, entretiennent pendant l'été les alpages de l'ONF. "On est ici dans la " zone de combat" entre la montagne et les alpages. Le pâturage permet de maintenir le milieu ouvert", explique Damien Ringot, technicien forestier territorial à l'ONF. Les brebis arrivent tard dans la saison d’estive début août afin de ne pas nuire à la reproduction du tétras-lyre, oiseau emblématique et rare de cette région.

La gestion de la forêt passe aussi par la chasse des cerfs, chevreuils, mouflons et des emblématiques chamois de Chartreuse. "Nous travaillons de concert avec les chasseurs pour limiter la surpopulation de certaines espèces comme les cerfs ou les mouflons, qui empêche la régénération de la forêt", poursuit Damien Ringot, qui est aussi guide chasse pour l'ONF. Le lynx et le loup, récemment revenus naturellement, ne suffisent pas à réguler ces populations.

La balade s'achève au sommet des pistes de ski, au lieu-dit la Scia, avec une vue magnifique sur le massif de la Chartreuse et au loin sur le Vercors. En redescendant, on passe devant un chalet de bois tout ordinaire construit dans les années 1960. Un certain Jacques Brel venait régulièrement s'y reposer.