La Belle et la Bête présentée par la revue La Grande Oreille
Il aura fallu, au milieu du XVIIIe siècle, tout l’art de Madame de Villeneuve, puis celui de Madame Leprince de Beaumont – qui abrège le récit et l’adresse aux enfants – pour que se fixe l’histoire de La Belle et La Bête telle que nous la connaissons aujourd’hui, et telle qu’elle sera reprise dans le film de Cocteau ou celui des studios Disney.
Dans sa version littéraire, très largement diffusée par les colporteurs au XIXe siècle, Madame Leprince de Beaumont propose avant tout un projet éducatif : il s’agit, conformément à la mentalité de son siècle, d’apprendre aux jeunes filles à voir au-delà des apparences et à distinguer la beauté physique de la beauté intérieure, afin de justifier les mariages arrangés entre des hommes mûrs, souvent veufs, et de très jeunes filles. Grâce à l’amour de la Belle qui accepte de l’épouser, la Bête, monstrueuse mais bonne, parvient donc à se libérer de son maléfice et à retrouver une apparence humaine.
Connaissez-vous la Grande Oreille ?
Et pour aller plus loin, La Grande Oreille, revue trimestrielle spécialisée dans le domaine des contes, mythes, légendes… , consacre, dans son prochain numéro du mois de mai (n°86), un dossier thématique au célèbre conte de « La Belle et la Bête ». Pour en savoir plus sur ce conte, rendez-vous sur notre site : www.lagrandeoreille.fr
Mais dans les versions de tradition orale, l’histoire ne s’arrête pas là ! L’époux disparaît à la suite d’une transgression commise par la jeune fille ou un membre de sa famille. Poussée par sa propre curiosité ou par ses sœurs jalouses, la Belle brave l’interdit en découvrant le corps humain de son époux – qui quitte sa peau de bête une fois la nuit tombée – ou en révélant à son entourage la véritable nature de son mari, un beau jeune homme sous une apparence animale.
Selon les versions, l’époux revêt diverses formes : serpent, citrouille, lézard, lion, crapaud, ou corbeau… Après son départ, la Belle s’engage dans un long voyage pour le retrouver. Il lui faudra user deux paires de chaussures de fer et affronter de nombreuses épreuves pour parvenir jusqu’à lui, aidée par des animaux reconnaissants, par les éléments naturels ou par des fées rencontrées sur son chemin. La Belle et la Bête appartient au cycle de contes intitulé "La recherche de l’époux disparu", qui compte plus de 1000 versions et est extrêmement répandu.
La forêt initiatrice
Dans de nombreux contes de tradition orale, l’événement qui fait basculer le destin de la jeune fille survient au cœur de la forêt. L’héroïne de "Tulisa et le roi des serpents", une version indienne de l’époux disparu, ramasse du bois près d’un puits au milieu d’une forêt, lorsqu’une voix, semblant sortir du puits, lui dit : "Veux-tu être ma femme ?"
Dans une version canadienne, Le château de Félicité, c’est le père qui, en ramassant des branches, déplaît au maître de la forêt : celui-ci lui réclame alors une de ses filles, espérant se libérer de son apparence de lièvre grâce à l’amour qu’elle lui portera. Dans "L’arbre d’or", une version italienne, la jeune fille dégage le pied d’un arbre avec une petite hache et découvre un magnifique escalier qui la mène au palais merveilleux du prince.
La forêt est donc un lieu dans lequel l’initiation et la transformation de l’héroïne peuvent débuter, loin de la maison paternelle. Elle est également un espace de mise à l’épreuve sur le chemin vers l’âge adulte : dans le conte romain "Le pot de rue", la jeune fille affronte un ogre et une ogresse dans la forêt, et les tue afin de guérir le prince avec un onguent fait à partir de la graisse qui entoure leurs cœurs.
A vos agendas !
Pour la 4e édition du festival Branche & Ciné, un festival unique et singulier en forêt et en salles, retrouvez votre conte la Belle et la Bête par Jean Cocteau le :
- Vendredi 1er juillet en forêt de la Commanderie
- Vendredi 8 juillet au Domaine de Villarceaux
Nous espérons vous voir nombreux lors de ces projections en plein air !
L’adaptation de Jean Cocteau est fidèle à la symbolique de la forêt dans les contes. Soucieux de s’accorder avec "le style Conte de fées", le poète et cinéaste a cherché à mettre en images le contraste entre les deux univers du récit de Madame Leprince de Beaumont : la maison du père, appartenant au monde réel, et le château de la Bête, lieu du merveilleux hors du temps.
C’est la traversée de la forêt par le père qui permet cette transition d’un monde à l’autre : en quittant la maison familiale imprégnée de la peinture hollandaise et des œuvres de Vermeer, on entre dans une forêt inquiétante et sauvage inspirée des gravures de Gustave Doré. Les barrières d’ombres et de feuillages franchies par le père marquent son entrée dans le domaine magique de la Bête, caractérisé par les clairs-obscurs propres à l’œuvre de Doré, dont l’esthétique exercera une influence majeure sur l’imagerie de l’univers féerique dans son ensemble.
“Mon cœur est bon, mais je suis un monstre"
Le cinéma a rendu célèbre l’histoire de la Belle et la Bête en adaptant le conte littéraire de Madame Leprince de Beaumont : après la version de Cocteau (1946), le réalisateur tchécoslovaque Juraj Herz propose à son tour une très belle adaptation du conte (1978), plus sombre et menaçante, suivie par le dessin-animé féérique des studios Disney (1991), et, plus récemment, par la relecture contemporaine du maître de l’animation japonaise Mamoru Hosoda, à l’ère du numérique et des mondes virtuels (2021).
Si les versions de tradition orale n’ont hélas pas été portées à l’écran, les cinéastes se sont amplement libérés du récit éducatif du XVIIIe siècle pour interroger la monstruosité, la relation à l’autre et la place du merveilleux.
Contrairement au conte littéraire de Madame Leprince de Beaumont, dont la visée morale prend le pas sur le traitement de la bestialité – le personnage n’a d’ailleurs de la bête que l’apparence, et se comporte en seigneur courtois face à la Belle – Cocteau s’empare de cette question, qui résonne puissamment dans un contexte d’après-guerre où l’humanité est traumatisée par sa propre sauvagerie.
Il est initialement question de donner à la Bête une tête de cerf, mais l’idée est écartée au profit d’un visage de félin. La Bête doit être un carnassier, car c’est bien là que réside la source de son malheur : la Bête tue, et elle en a honte.
Incarnée par Jean Marais, elle est à la fois menaçante, séduisante, grotesque et attendrissante. Majestueuse dans sa tenue de prince, elle est aussi capable d’une profonde bestialité lorsque, vaincue par ses instincts, elle apparaît avec une biche abattue à ses pieds, la chemise tâchée de sang et les mains fumantes – signe, dans l’univers magique inventé par Cocteau, que le chasseur a répondu à l’appel de sa nature. C’est alors par amour pour la Belle que la Bête va apprendre à contrôler sa part animale et développer son humanité.
De génération en génération et aujourd’hui encore, ce conte mythique continue d’inspirer illustrateurs, écrivains et cinéastes, qui s’approprient une matière universelle et intemporelle et l’interprètent selon leur époque, pour évoquer des questions humaines essentielles.